Par Joakim Lemieux.
En septembre 2020, quelques mois avant que la pandémie ne nous frappe, une gigantesque marche pour le climat a lieu à Montréal, rassemblant quelque 500 000 personnes. À peu près à la même époque, la CDC Centre-Sud entame une réflexion et constate les angles morts de son plan de quartier sur la question environnementale. Quelques années plus tard, au moment de repartir en planification stratégique, la table de développement social attrape le taureau par les cornes : elle développe une approche et un outil innovant pour s’engager concrètement dans la transition socioécologique (TSÉ). Comment passer de l’intention à l’action? Entrevue avec Gabriel Giroux, chargé de recherche et analyse à la CDC Centre-Sud.
(Re)définir pour mieux agir
La première étape, explique Gabriel, a été de comprendre de quoi on parle lorsqu’on parle de « transition socioécologique ». Il a fallu faire beaucoup de lectures pour décortiquer, puis reconstruire une vision de la transition en adéquation avec la réalité de la communauté et susceptible de stimuler l’engagement.
Il s’agit du passage d’une société stable non durable à une autre société stable durable. Cela implique généralement d’autres valeurs, d’autres défis, et d’autres rapports au monde : plus grande sensibilité au monde non humain (ex : paysage naturel, aménagements urbains, patrimoine bâti ou naturel, etc.); nouvelle relation entre les êtres vivants humains et non humains (ex. : animaux, plantes, etc.); nouvelle relation entre les humains (ex : lutte contre la pauvreté, plus grande répartition des richesses, etc.); autre rapport au temps (ex : moins travailler, temps des délibérations collectives plus long, etc.); autre rapport au monde matériel (ex: remise en question de la consommation de masse, produits locaux, sobriété énergétique, etc.).
On a ensuite traîné cette définition dans différentes activités de la CDC, mais aussi dans une rencontre avec d’autres tables de quartier, pour la mettre au jeu. Gabriel a reçu de nombreuses réactions positives à l’égard de cette définition. Elle a la qualité de faire ressortir le caractère transversal de la transition, plutôt que de l’orienter autour des grands thèmes ou axes habituels (ex. : mobilité, verdissement, gestion des déchets, etc.). Elle offre ainsi plus de flexibilité pour se l’approprier et y inscrire des actions.
On entend parfois qu’il y a des réticences à travailler la transition du côté des organismes communautaires. Ce n’est pas ce que Gabriel a constaté : « Quand on trimballe notre définition de la TSÉ et qu’on en jase avec les gens du milieu communautaire, l’idée de « croissance verte » ou de « développement durable », c’est pas quelque chose qui « pogne » beaucoup. Il y a un fond de radicalité, que je vois comme un fond de lucidité, dans le milieu communautaire qui témoigne que c’est pas en rafistolant un système que ça va fonctionner, c’est bien en le transformant profondément. »
Des principes à la pratique
Dans le cadre de sa planification stratégique, la CDC a décidé de relier le principe de la TSÉ à deux autres que l’on considère fondamentaux au travail de la table de quartier : équité, diversité, inclusion; lutte à la pauvreté et exclusion sociale. « On en a fait un diagramme de Venn », explique Gabriel. « Les trois valeurs se recoupent et sous-tendent l’entièreté de la démarche de planification stratégique. C’était une manière pour nous de montrer que la question de la transition socioécologique ne va pas occulter les deux autres, et vice-versa. Ces valeurs-là doivent se penser ensemble, en relation les unes avec les autres. »
Pour s’assurer que ces principes soient bien appliqués dans les comités, actions et projets de la table, Gabriel a élaboré un outil de travail, soit une grille des balises qui regroupe 17 dimensions ou idées qui sont comprises dans ces trois principes. « On s’est demandé : qu’est-ce qui pourrait constituer le cœur de chacune de ces valeurs-là? Dans le cas de la transition socioécologique, par exemple, on a retenu entre autres le rapport au temps, le rapport au monde matériel, le rapport à la nature, le rapport au travail… »
L’objectif est d’utiliser cette grille pour évaluer si les actions ou projets s’inscrivent dans ces dimensions et à quel degré. On souhaite que les comités de travail reliés au plan de quartier et les membres de la table se l’approprient et la testent. La grille sera éventuellement rendue publique et disponible sur le site web de la CDC. Ainsi, toute organisation préoccupée par la réconciliation entre les enjeux de lutte à la pauvreté, de l’EDI et de la TSÉ, pourra s’en servir.
Changer notre rapport au temps
Une des dimensions de la TSÉ sur laquelle s’arrête Gabriel un instant, c’est celle du rapport au temps. Notre monde ultra performant et productif, il n’est pas viable. Il use la planète, certes, mais il nous use nous aussi, les humain·es. Réduire le temps de travail, libérer du temps pour s’occuper de soi et de ses proches, pour cultiver son jardin, pour aller faire ses courses à pied, ou encore, pour s’engager dans sa communauté, c’est une façon très concrète d’agir pour la transition. Cela contribue à envisager le monde autrement qu’à travers le prisme du travail.
Et pour Gabriel, ce changement peut être à la portée du milieu communautaire où l’on accepte volontiers les horaires atypiques, où l’on se montre plutôt sensible à la conciliation travail-famille… et où le risque d’épuisement professionnel est important : « C’est peut-être une clé pour permettre d’enclencher un processus. Le travail prend tellement de place dans nos vies que de bouger cette brique-là, ça peut peut-être permettre de brasser certaines idées, » explique-t-il. Toutefois, la réduction du temps de travail n’est pas à la portée de tous et toutes. Avec les coûts de plus en élevés des loyers et du panier d’épicerie, les personnes travaillant au salaire minimum ont peine à répondre à leurs besoins de base. Tous les gestes sont importants en matière de TSÉ, et les luttes politiques pour réduire les inégalités sociales en font partie. « C’est au cœur de l’ensemble des recherches, et le rapport du GIEC le mentionne aussi : il n’y aura pas de transition écologique sans répartition des richesses, sans une meilleure équité dans les ressources disponibles » rappelle Gabriel.
Penser la TSÉ à l’échelle locale
L’échelle des quartiers offre beaucoup de possibilités d’assurer ce passage vers une « société stable et durable » par des transformations concrètes qui toucheront la vie des gens. « Quand on aborde la question de la TSÉ, on parle de quoi au fond? On parle de changement de comportements ou de modes de vie, du rapport à la communauté, de la consommation, des espaces communs, de la nature… Tous ces éléments, c’est dans le quartier qu’ils se vivent au quotidien. » Gabriel fonde beaucoup d’espoir dans l’expérimentation locale. « C’est grâce à des noyaux de citoyens, d’organismes et d’institutions locales impliquées que vont émerger des initiatives sur le terrain. »
Gabriel souligne à juste titre la chance que nous avons au Québec – à Montréal plus particulièrement – de pouvoir compter sur des structures comme les tables de quartier et sur une organisation communautaire aussi vigoureuse. C’est une force qui est sous-estimée, selon lui : « La Table de quartier peut être un outil de transformation sociale majeur si on se donne ces objectifs communs-là, si on se dit concrètement qu’on veut changer les structures. » S’entourer de partenaires qui partagent une vision commune peut être très aidant. La CDC Centre-Sud a d’ailleurs rejoint en août 2022 la Communauté des possibles initiée par Solon-Collectif, une démarche locale qui vise à rassembler des acteurs·trices des quartiers autour de la transition socioécologique et qui propulse des projets qui s’y inscrivent.
Créer un futur désirable
Les changements de modes de vie qui s’imposent avec la TSÉ peuvent paraître difficiles à mettre en œuvre. Celle-ci nous pousse à remettre en question des valeurs qui sont au cœur de notre culture nord-américaine : notre conception de la réussite sociale, notre attachement aux biens matériels, à la propriété individuelle, aux voitures, aux voyages… Le grand défi est d’arriver à se raconter de manière positive la vie d’après. Il faut que ce passage se fasse dans le plaisir, assure Gabriel. La CDC Centre-Sud a dans ses cartons de créer des occasions de fêter et de souligner les bons coups et les réussites de sa communauté en matière de TSÉ.
Trop souvent, on met l’accent sur ce que l’on perdra, et rarement sur ce qu’on l’on gagnera : une meilleure santé physique et mentale; plus d’espaces verts; plus de biodiversité; plus d’aliments sains produits localement… mais aussi plus de solidarité dans des quartiers où il fait bon vivre.
D’autres Tables de quartier en action dans la transition :
- Solidarité Ahuntsic, coporteuse d’Ahuntsic-Cartierville en transition (collectivité ZEN du Front commun de la transition énergétique)
- La CDC de la Pointe et son projet de remorques utilitaires à vélo accessibles pour la communauté.
- Concert’Action Lachine et tout le travail réalisé autour du futur écoquartier Lachine-Est.
- Le Regroupement des tables de concertation de La Petite-Patrie, partenaire de la Communauté des possibles du quartier (Solon-Collectif).